Les rescapés

Ils sont partis. On s’est quitté au milieu de la nuit dans les jardins de l’école française. On s’est dit au revoir là où les autorités m’ont indiqué la place que nous devions occuper dans l’attente des formalités. J’ai la tête qui tourne, ça doit être la fatigue car il est deux heures du matin. Hier déjà on a veillé jusque 21 heures pour honorer nos porteurs à Lukla, les autres jours on était couché avant 19 heures 30.

Ils sont arrivés. Jean Marc m’a envoyé un message depuis Paris et je viens de le lire dans les pages web du Monde, « 206 rescapés du séisme accueillis par Laurent Fabius à Roissy ».

A vrai dire, ils ont tout simplement préféré l’opportunité d’un vol affrété par la générosité de notre grand pays à l’incertitude du vol programmé le lendemain écourtant ainsi leur voyage d’une journée.
En fait de rescapés, on a plutôt joué les sauveteurs nous trouvant à Pheriche quand l’hélicoptère a entamé son ballet évacuant plus de 40 blessés du camp de base de l’Everest.
La veille à Lobuche quand le mur du lodge d’en face s’est écroulé sous nos yeux, j’ai tout de suite compris qu’il faudrait mieux sortir le téléphone satellitaire pour rassurer nos familles car sous peu elles en sauraient « plus » que nous.
Les trois jours qu’il nous faut pour rejoindre Lukla nous font découvrir la réalité de l’événement. Vision panoramique, grand angle, champ large ; une maison écroulée là devant nous et, juste à côté, deux enfants qui jouent, en arrière plan sur la gauche une sherpani qui plante des pommes de terre et un yak qui broute un peu plus loin.
A lire les messages qui nous parviennent, j’imagine que les télévisions filment en plan serré.
On arrive à Lukla sous la pluie. Un seul vol aujourd’hui. Ça va être la guerre demain.
Lever 5 heures, 6 heures à l’enregistrement, décollage peu après 7 heures. On est dans le premier vol, merci à Yéti Adventure le petit frère de Yéti Airlines, là où tout s’achète à prix d’or en temps de crise, nul besoin de corrompre quand on est du côté des puissants.
A mi-parcours, le capitaine informe l’hôtesse que la piste à Kathmandu est sous maintenance (sic) et que l’on se déroute sur Pokhara.
Du hublot chacun scrute les maisons. En phase d’atterrissage rien d’anormal n’apparaît dans le paysage. J’apprendrai plus tard que l’épicentre du séisme se trouvait à Barbak dans le district de Gorkha et que l’onde s’est propagée au nord-est épargnant ainsi tout l’ouest, le centre et le sud du pays.
Juste le temps de faire le plein et l’on repart pour Kathmandu, l’inquiétude est palpable et n’a rien à voir avec l’état de la carlingue. Là encore, nous sommes scotchés au hublot à se dévisser le cou. Additionnant les vols domestiques aux vols internationaux, avec pas loin de 100 atterrissages sur la piste de Kathmandu, j’ai mes points de repères ; je remarque les hautes cheminées des briqueries totalement écroulées et la circulation automobile qui n’est pas celle des heures de pointe.

En moins de dix minutes nous voilà à l’hôtel, un record qui rappelle les temps de parcours de la fin des années 80 quand les vélos partageaient la route avec les quatre roues.
Le malaise s’installe et il me semble qu’il provient plus de cette impression de ville fantôme vidée de ses habitants et de son capharnaüm habituel que de la vision de quelques murs et vieilles pagodes écroulés.

J’installe le groupe à l’hôtel, le manager me tombe dans les bras, on se connaît depuis 25 ans, il me rassure sur sa famille. Il me dit avoir essayé toutes les heures depuis trois jours de me joindre sans succès et qu’il était mort d’inquiétude à mon encontre. Cela me touche vraiment. Cette empathie toute népalaise se répétera tout au long de la journée au fil des rencontres et retrouvailles, certaines étreintes et manifestations de vrai soulagement à me revoir vont me tirer les larmes.

Les visites programmées des sites historiques et religieux vont prendre un tour particulier. Il me faut négocier pour franchir un cordon de sécurité afin de pénétrer Durbar Square qui n’est qu’un champ de ruines où militaires et volontaires s’activent au déblaiement. Une équipe étrangère transporte un corps dans un sac plastique, nous quittons rapidement les lieux.
On décide de monter à Swayambunath pour prendre un peu de hauteur sur la ville. Les taxis font des détours car le pont principal sur la Bisnumati est bloqué par une grue qui semble vouloir arracher de la vie à un immeuble partiellement écroulé.
A mi parcours de l’escalier monumental, nous sommes arrêtés par un policier qui interdit l’accès m’expliquant que les pagodes entourant le stupa présentent un risque d’effondrement.
Au cours de cette journée singulière, je questionne toutes mes rencontres sur leur situation personnelle. Les réponses à l’identique deviennent un leitmotiv ; chacun déplore des dégâts matériels dans la maison au village mais personne n’est touché par la perte d’un membre de sa famille et rares sont ceux qui font état du décès de connaissances plus ou moins éloignées. Je m’interroge sur les 5000 morts du dernier bilan et je pense aux 230 000 morts à Haïti.

Au réveil, après le départ du groupe, je dois retrouver mes habitudes dans un environnement que je ne reconnais plus. La ville reste sans visage, le silence inhabituel devient assourdissant.
Il me faut prendre des nouvelles des enfants de Solidarité Kang Guru. Parmi les 200 messages que j’ai parcourus hier soir sur ma tablette dans l’attente du départ du groupe, quelques uns proviennent de parrains et marraines de notre association qui s’inquiètent et qui demandent des nouvelles des enfants orphelins dont les pères ont disparu dans l’avalanche du Kang Guru en 2005.
Je compose plusieurs numéros de portable, les liaisons téléphoniques sont encore chaotiques. Je sais que l’électricité n’est pas partout rétablie et que c’est un vrai challenge que de recharger un téléphone. Dans ce contexte, je ne m’inquiète pas de ne pas pouvoir joindre mes correspondants.
Il me vient à l’esprit les titres de la presse étrangère au sujet de la pénurie d’eau et d’électricité dans la capitale et cela me fait sourire sachant que depuis la guerre civile et ses attentats sur les centres de production et l’afflux de population dans la capitale résultant de la terreur qui régnait dans les campagnes dans les années 2000, cela fera bientôt 15 ans que Kathmandu vit dans le noir à la tombée de la nuit et qu’il faut la livraison d’un camion-citerne pour satisfaire les besoins élémentaires en eau. Pour l’immense majorité qui ne peut se payer la livraison d’eau, c’est deux heures de queue quotidienne à la fontaine du quartier. Faut-il donc les accents dramatiques d’un tremblement de terre pour relater le quotidien des habitants de Kathmandu !

Je suis passé à l’école Manaslu vide de ses 800 élèves, mais le gardien m’a confirmé qu’il n’y a aucun dégât dans les nouveaux bâtiments de l’école et qu’aucun enfant n’a été blessé. Les seize orphelins du Kang Guru qui sont encore scolarisés dans cet établissement sont heureusement sains et saufs, éparpillés chez des proches à Kathmandu puisque le pensionnat et l’école seront fermés pour 15 jours au moins aux dires du gardien. Ma joie retombe vite quand celui-ci me rapporte les mauvaises nouvelles concernant les villages de Barbak et Laprak qui seraient totalement détruits.
Laprak est le village des enfants et les mamans y résident pour la plupart.
Je décide d’aller voir Sunar Gurung, le seul népalais qui a suivi le cursus de guide de haute montagne en France et qui a obtenu le diplôme, lui aussi natif de Laprak.
J’écoute Sunar me parler dans sa langue de son village totalement dévasté, je le vois essuyer furtivement une larme quand il raconte la difficulté à faire parvenir de l’aide dans les villages de montagne situés à l’écart des circuits de trekking et quand je l’interroge sur le nombre des victimes. 18 hier, 20 aujourd’hui, certainement plus demain, le bilan s’alourdit de jour en jour. Je sais que pour Sunar ces chiffres sont des visages.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, Sunar me confie être sans nouvelles de Dhile, l’un de ses guides qui accompagne un groupe dans le Langtang. Cela fait trois jours et trois nuits qu’il fait le grand écart entre l’organisation des recherches au Langtang et ses obligations au village. On se quitte muets.

La facture n’étant pas prête lors du départ du groupe, je repasse à l’hôtel pour régler la note des chambres. Les touristes, trekkers et autres alpinistes ont déserté les lieux.
Pour autant, l’hôtel grouille d’humanitaires de tout poil. Le patron est fier de me dire que les 75 chambres de l’hôtel sont occupées, la saison sera finalement plutôt bonne, les organisations internationales payent le prix fort pour la sécurité et le confort de leur personnel.
Les images tournent dans ma tête ; le mur qui s’effondre à Lobuche, les visages défaits des sherpas et des porteurs dans l’attente de nouvelles rassurantes des leurs, le soulagement de Netra, les larmes de Sunar, Laprak totalement détruit, Kathmandu vidé de la moitié de sa population mais épargné à 99,90%.
Je me souviens avoir lu par le passé des articles scientifiques au sujet du big one prévu et attendu au Népal. En raison de la configuration de la ville, les spécialistes s’accordaient à dire qu’un séisme approchant 8 sur l’échelle de Richter ferait au minimum 100 000 morts à Kathmandu. Je réalise le miracle, moins de 1000 morts dans la capitale.

Le jour se lève. J’ai écrit toute la nuit. Je n’entends toujours pas le moindre klaxon alors que la lumière pénètre la pièce. C’est aujourd’hui le 1er Mai. Cette année, pour la première fois depuis bien longtemps les maoïstes ne défileront pas au rythme des slogans de libération du peuple.

Kathmandu, le 1er Mai 2015.

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