Lettre ouverte à mes collègues guides ou accompagnateurs fréquentant le Népal. Texte repris par Trek magazine dans le numéro de Mars 2009.
Chers collègues,
Laissez-moi vous faire partager un peu de mes sentiments au retour ces jours-ci de mon trente-deuxième voyage au Népal.
Etant à Kathmandu entre deux trekkings le premier week-end de Novembre, j’ai eu le plaisir d’y croiser pas moins d’une vingtaine d’entre vous ; certains arrivaient, d’autres étaient sur le retour.
Comptant ceux que j’ai rencontrés en montagne et tous ceux que je n’ai pas vus, je ne pense pas me tromper beaucoup en estimant qu’au moins cent cinquante guides français ont partagé le plaisir de l’Himalaya avec leurs clients cet automne.
Ce regain d’activité après une dizaine d’années de crise fut tel que la réservation d’un siège supplémentaire au départ de Lukla ou de Jomsom rappelait la difficulté à trouver une plaquette pour la benne de l’Aiguille du Midi un dimanche d’Avril et les commentaires désabusés des sirdars se voyant refuser le couchage en lodge rappelaient nos discussions à propos du refuge du Goûter.
Des hôtels « over-booked », des avions plein à craquer, des commerçants de Thamel remerciant les Dieux, des patrons d’agence de trek comptant et recomptant les dollars, des guides satisfaits d’une météo clémente sur l’ensemble de la chaîne… Bref, le paradis ou plutôt le Shangri-La comme on dit là-bas. En tout cas, bien loin de la noirceur de la crise économique mondiale annoncée.
Vous me direz, pour une fois, ce n’est que justice et c’est tant mieux que ces pauvres porteurs et braves sherpas puissent profiter un peu du gâteau !!
Eh oui, mais le hic, c’est que la réalité est parfois bien trompeuse et qu’une fréquentation touristique accrue n’est pas nécessairement synonyme de développement d’autant que les règles ou plutôt le dérèglement du capitalisme outrancier, qui fait force de loi dans ce milieu, trouve un terreau bien favorable en ces terres d’altitude.
Pour fréquenter le Népal depuis vingt ans et ayant la chance d’avoir guidé mes clients pendant cette même période dans une quarantaine de pays différents au rythme de quatre à cinq voyages par an, je crois pouvoir dire que le Népal reste le pays au monde où les conditions de travail de nos collaborateurs sont les plus précaires et où les dividendes du trekking sont les moins bien partagés.
Bien que le travestissement des porteurs avec des vestes ESF et les déclarations grandiloquentes des chartes éthiques voudraient nous faire croire le contraire, les conditions de travail et les rémunérations des personnels népalais (à part quelques exceptions trop rares) ne permettent toujours pas à ceux-ci de vivre dignement.
Pire, les rapports de soumission et de dépendances résultants de classifications inter ethniques peu compréhensibles aux occidentaux mettent parfois la vie des plus faibles en danger et cela sous les yeux des trekkers et des professionnels sans que ceux ci n’y voient rien du tout.
Si les causes de cette situation déplorable sont multiples, la responsabilité des guides organisateurs de trekking et d’ascensions au Népal qu’ils soient guides indépendants ou responsables d’agences est loin d’être négligeable.
Combien d’entre nous font réellement des conditions de travail de nos futurs collaborateurs sur le terrain un préalable avant d’engager une discussion tarifaire avec les agences réceptives ?
Je n’entends malheureusement que trop souvent des mises en compétition entre agences réceptives afin d’obtenir les prix les plus bas sans le moindre questionnement sur les conditions de travail et sur les rémunérations. Comme si les standards et les garanties en la matière étaient tellement élevés au Népal que cette question n’avait plus à être posée.
Certaines chartes éthiques nous assurent veiller « à la rémunération juste ». Ce n’est un secret pour personne, sauf peut-être pour les rédacteurs de ces chartes, que la quasi-totalité des porteurs embauchés par les agences de trek au Népal cet automne était rémunérée entre 400 et 500 roupies par jour, soit 4 à 5 euros. Charge à eux de se nourrir. Dans des régions comme les Annapurnas ou le Khumbu où le moindre daal bhaat leur sera servi pour 100 Rs, le règlement des deux repas quotidiens, les thés pour se réchauffer, les cigarettes pour le réconfort, un peu de rakshi ou de chang pour oublier ces conditions de misère et il restera moins de 200 roupies dans la poche avant d’aller se coucher, rêver à des jours meilleurs. Dans un pays où le litre d’essence vaut 90 roupies, dans l’esprit des rédacteurs des chartes citées plus haut un salaire décent doit certainement correspondre à deux litres de pétrole.
De la même façon, comment peut-on expliquer que des guides locaux à qui l’on reconnaît des compétences puisque les agences leur confient leurs clients jusqu’à 150 jours de travail par an et qu’au terme de 10 années d’exercice, ceux-ci ne possèdent rien d’autres que la moto qu’ils ont achetée à crédit afin de pouvoir se rendre à l’aéroport à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit faire l’accueil ou le départ des groupes. Bel exemple de développement par le tourisme solidaire.
Comment pourrait-il en être autrement quand on sait que la préoccupation majeure d’un responsable de TO opérant dans le trekking est de contenir les prix auprès de son réceptif arguant des 500 ou des 1000 clients de l’année écoulée.
Avec certains contrats se situant encore autour de 30 dollars / jour / client, il n’est pas besoin d’être prix Nobel d’économie pour comprendre les conséquences néfastes en termes de développement d’une telle politique.
Craignant de passer pour un donneur de leçons, je préfère ne pas trop développer les dérives que l’on peut observer actuellement en Himalaya, mais je vous laisse méditer sur la présence rassurante des téléphones satellitaires et des caissons hyperbares, sur la course à la rentabilité par la réduction du nombre de journées induisant une montée trop rapide en altitude, sur l’absence de contrôle des équipements du staff local, sur le déficit d’engagement écologique (combien de guides, ne serait-ce qu’une fois durant un trekking vérifient l’état du campement laissé par l’équipe de cuisine), ainsi que sur l’ignorance et le manque de respect des traditions locales entraînant de plus en plus de situations conflictuelles.
But business is business, et ce qui compte me direz-vous c’est la satisfaction du client et comme il n’est pas bien regardant sur ces sujets pourquoi changer.
Sallanches, décembre 2008.